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Dans le dernier article sur le temps de travail, nous avions fait tout un tas de calculs pour imaginer des situations abstraites à partir de cas imaginaires. Dorénavant, nous serons plus théoriques et parlerons tout à la fois d'un cas pratique : comment fonctionne le travail à La Poste ? Pour y avoir travaillé quelques mois en tant que factrice, j'ai une petite idée de comment ça fonctionne. A savoir que je n'ai pas fait que ce travail, j'ai fait tout un tas de jobs divers et variés dont on parlera sans doute, dans d'autres articles. On se demandera aussi ce qu'il restera de La Poste dans un monde sans capitalisme.

 

Cet article-ci sera aussi l'occasion de rappeler en quoi modifier la gestion du travail n'est pas satisfaisant dans un projet révolutionnaire : que ce soit par l'état, la municipalité, une boîte privée ou une association (j'ai fait les 4), on exploite notre force de travail. Que le salaire soit socialisé, que le "compromis fordiste" ait augmenté les salaires (et les cadences), que ce soit en "autogestion", en "cogestion", dirigée par un directeur autocrate, une bureaucratie etc. Dans tous les cas, on sue, on souffre et parfois on se blesse et même on meurt au travail (voir article "10 raisons de détester le travail").

Évidemment, le contexte immédiat n'est pas à la révolution émancipatrice libertaire qui redéfinira notre rapport à la production de nécessités et désirs pour la société. Toutefois, si l'on n'envisage pas ce contexte, on ne pourra jamais le favoriser. C'est à cela que sert ces articles, c'est la "théorisation". Même si la théorie n'a pas de forme physique, elle a une force à partir du moment où on peut la concrétiser, la mettre en pratique. L'idée a une importance pour la matière. C'est pour cela que Marx, dans la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, dit :

 

"Sans doute, la l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle. Mais la théorie aussi, dès qu'elle s'empare des masses peut devenir à son tour une puissance matérielle"

 

Cette célèbre citation rappelle en quoi le matérialiste convaincu, en ce sens qu'il ne valide pas l'idéalisme philosophique (la philosophie qui part des idées pour arriver à d'autres idées, qui n'a donc aucune prise sur le réel), ne rejette pas l'idéalisme au sens plus courant du terme : les idées et le bonheur de leurs perspectives poussent les êtres humains à les concrétiser, et donc à agir sur le monde.

 

Après cette parenthèse sur le pourquoi cet article, on va pouvoir passer à La Poste. Le groupe La Poste est un ensemble de services publics, c'est-à-dire que les services rendus par cette entreprise sont payés par l'état. On appelle ses salarié·es des "fonctionnaires". Le service dans lequel j'ai eu l'occasion de travailler est la distribution de courrier. A noter que si l'état détient la majorité du capital - il est actionnaire à plus de 50% - tout ne lui appartient pas, ce qui explique en partie les similitudes de plus en plus prononcées avec le secteur privé.

Bref, à mon poste, je délivrais du courrier papier aux gens. C'est le secteur essentiel de la communication qui est en jeu ici. On discutera plus loin de la relative importance de ce service en société non-capitaliste. Si la communication est essentielle dans une société, quelle soit capitaliste ou non, il est de nombreuses manières de la concevoir, certaines révolutionnaires, d'autres non.

 

Pour y avoir travaillé d'interminables mois, ce constat m'est vite apparu bien clair, à en juger par les proportions de lettres qui n'existeraient tout simplement pas dans une société non-étatique : les publicités et démarchages constituent aujourd'hui plus de la moitié du courrier. La deuxième proportion la plus grande aujourd'hui concerne des courriers administratifs : paperasse juridique, impôts et factures...Autant de choses qui n'ont pas lieu d'être dans une société non-capitaliste et non-étatique. La justice, le commerce (par exemple avec les très nombreux colis), la publicité etc ne peuvent survivre à une révolution réellement anticapitaliste, ça tombe sous le sens... sauf quand on est à la tête d'un état autoproclamé "ouvrier", qui fantasme sur le pouvoir bureaucratique. Dans ce cas, l'argent et la paperasse administrative resteraient ce qui laisserait perdurer les courriers de ce genre : que ce soit avec des papiers administratifs ou de la publicité et démarchage sous forme de propagande d'état, puisque l'état détiendrait les monopoles.

 

Je le dis, mais ça tombe aussi sous le sens : le travail, s'il ne sera pas totalement supprimé avec le capitalisme lors de la révolution, il sera réduit à une portion tellement basse qu'il ne pourra qu'être réparti en un temps dérisoire de tâches nécessaires à la vie et désirables pour la société. La poste est un parfait exemple de comparaison entre projet réformiste étatiste contre projet révolutionnaire non-étatiste.

 

Comme dit plus haut, une bonne moitié du courrier que j'ai eu entre les mains était de la publicité et du démarchage. Autant dire que sans capitalisme, donc sans publicité, le temps de travail serait réduit au moins de moitié pour ce qui est de la distribution, mais aussi de moitié pour le tri et à la même proportion pour les imprimeurs et imprimeuses. Rajouter ou supprimer une lettre dans la chaîne impression-tri-distribution rajoute ou supprime du temps proportionnellement lors de chaque maillon de cette chaîne : Enlever une lettre, c'est faire gagner du temps à la fois à l'impression, au tri et la distribution. 1000 flyers en moins, qui prennent chacun 1 seconde à imprimer, c'est 1000 secondes de gagnées à l'impression; mais plus de temps de gagné au centre de tri car un flyers prend plus d'une seconde à traiter; et encore plus de temps en distribution car on met plus de quelques secondes par courrier.

Supprimer totalement la publicité, ce serait chambouler profondément les travaux de La Poste, car, par réaction en chaîne, tout le monde gagnerait un temps fou. Mais il n'y a pas que la publicité qui disparaîtrait dans une société sans capitalisme ni état.

 

Sans capitalisme, donc sans argent, il n'y aurait pas besoin de facturer quoi que ce soit, donc pas de courrier concernant les impôts, les devis etc. Sans état, la justice serait sans doute gérée moins bureaucratiquement, donc aura beaucoup moins besoin de paperasse; il sera évident que les recommandés avec accusé de réception seront l'exception (même si je doute qu'ils puisse avoir le moindre pertinence dans une justice réhabilitatrice plutôt que punitive). Les facteurs et factrices se retrouveront à distribuer des cartes postales durant les vacances; et encore, si jamais le tourisme de masse - du moins cette tradition des lettres de vacance, déjà fléchissante aujourd'hui - continu après la réduction à peau de chagrin du temps de travail en général. Car on ne peut envisager une réduction drastique du travail à une seule branche de l'économie, même sous le capitalisme, ça n'aurait aucun sens de réduire à moins de 10 heures la semaine de travail à La Poste sans en faire autant ailleurs. Cette théorisation comprend le capitalisme dans sa globalité, dont La Poste sert ici d'exemple particulier, mais je pourrais enchaîner les exemples particuliers comme ça avec les boulots que je connais.

 

Avec moitié moins de travail due à la disparition de la publicité, et l'autre moitié réservées aux colis et paperasserie administrative en moins également, il n'y aurait plus grand chose à faire dans les hangars vides de l'état. La presse continuera sans doute de perdurer par voie postale, mais ça ne représenterait que quelques heures d'effort par semaine, tout au plus. Les centres de tri et de distribution devront fermer, mais il ne s'agira pas là d'un drame, au contraire. Puisque l'argent aura été aboli, l'absence de salaire ne sera que la confirmation de l'évolution historique de la révolution vers sa version non-étatique et non-capitaliste : la gratuité du logement, de la nourriture, de l'eau, de l'énergie etc - de tout ce qui est nécessaire et désirable à l'épanouissement individuel et collectif - consacrerait les droits humains inaliénables dans une société libertaire, égalitaire et solidaire, à échelle planétaire.

 

Déjà aujourd'hui, La Poste française, et il ne serait pas étonnant qu'il en soit de même pour les autres état-nations, est en perte de vitesse par la concurrence rude avec les réseaux sur internet et les services privés de livraison de colis. Cela ne veut pas dire la fin de la poste nationalisée mais un renforcement du capitalisme libéral, par opposition à sa version étatique. Pour lutter contre l'anti-travail, autrement appelé "indiscipline" ou "ingouvernabilité" et donc plus largement contre tout projet autogestionnaire et anticapitaliste sous-jacent aux mouvement sociaux, le néolibéralisme, plutôt que de renverser "l'état providence" d'un coup pour le remplacer par une autorégulation libérale de l'économie, y va par petits bouts : ouvrir le service à la concurrence, vendre des parts actionnariales etc. Ainsi, sur plusieurs générations, le projet néolibéral fini par se concrétiser. De ce fait, dans le capitalisme, la cohabitation d'un état et d'une économie de marché n'est pas impossible. Au contraire, le premier sert la seconde dans son ascension hégémonique, à condition que "l'état fort" finisse par d’auto-dissoudre à petit feu. On trouve toutes ces explications documentées dans l'excellent livre de Chamayou : La société ingouvernable.

Critique du temps de travail 2/2 : Travailler moins c'est bien, ne plus travailler c'est mieux, l'exemple de la poste

Cela révèle la supercherie du projet bolchévik d'une étatisation totalisante de la société, que l'on retrouve aujourd'hui parmi des ex-bolchéviks tels friot, voire lordon, qui souhaitent un état gendarme (plutôt que policier). Pour en savoir plus spécifiquement sur ces théoriciens en particulier ou les théories en question générale, voir les deux émissions de sortir du capitalisme, consacrées :

Ces néo (ou "ex" selon comment on le conçoit) léninistes cachent leurs projets totalisants et/ou réformistes derrière un discours de fausse naïveté quant à la gestion du capitalisme par l'état : le discours sur les services publiques pour le bien-être de la société, de la sécurité sociale comme bastion communiste au seins du capitalisme.

 

Si la gestion étatique du capitalisme peut avoir ses avantages par rapport au libéralisme à outrance, notamment avec la sécurité sociale permettant à de nombreuses personnes de ne pas trop souffrir financièrement de certaines affections, il ne faut pas perdre de vue qu'il ne s'agit là que d'une gestion du capitalisme, non de son abolition. Au contraire, il me semble que les services publiques, à travers le discours sur le salaire universel (ou socialisé, de base, à vie, ou quel que soit le nom qu'on donne à cette forme de salariat, donc d'exploitation) ne font qu'institutionnaliser le travail dans une force supérieure et "souveraine". En confondant l'état et la société à travers le discours faussement candide sur les services publiques souverains, les friotistes et consorts prétendent vouloir mettre fin au travail et au capitalisme... en conservant l'argent, l'état, le salariat et les services publiques !

 

Nous considérons, avec notre perspective anarchiste, que la constitution d'un état ouvrier ne pourra pas abolir cette institution contre-révolutionnaire mais au contraire la renforcer en lui donnant une légitimité ouvrière de façade. De nombreux exemples historiques abondent en ce sens. C'est pourquoi, vouloir renforcer l'étatisation du service de communication postale ne peut que renforcer l'état. La Poste n'est qu'un outil de fonctionnement de l'état, une institution étatique indispensable à sa survie.

 

Au risque de se répéter, les services publiques servent de délégation à la gestion du capitalisme : les hôpitaux publiques permettent aux capitalistes de ne pas avoir à payer les conséquences sanitaires de leur règne; la police sert à punir tout comportement déviant, en surveillant et punissant le contribuable; La Poste distribue les courriers contribuant à la fluidification et l'accélération du marché (publicité, démarchage, courrier juridiques...) tout en permettant à l'état de fonctionner sous perfusion de sa drogue (le papier)...

 

S'il y aura toujours besoin de se rendre service (les incidents, les désaccords, les violences, les maladies, les souffrances en tout genre, auront malheureusement toujours lieu), quelque soit le type de société, il est en revanche assez révélateur d'une idéologie qu'elle ne conçoive l'altruisme qu'au

prisme d'une gestion étatique, en l'opposant, comme s'il n'y avait pas d'alternative1, à la gestion privée purement libérale de la vie.

 

Finalement, lénine l'avait lui-même dit « Le socialisme, sans poste, télégraphie et machine est un mot vide de sens »2. Seulement, lénine ne l'imaginait pas d'une manière libératrice, son socialisme était celui du communisme de guerre, étatique, de "capitalisme d'état" tel qu'il l'appelait d'ailleurs lui-même. Il s'agissait d'une poste au service de l'état - le fameux service publique - bureaucratique. Alors qu'on pourrait très bien concevoir une poste qui soit autogérée et ne dépende pas du marché. Cette poste sera d'autant plus socialiste, qu'elle sera socialisée, c'est-à-dire au service de la société, gérée par elle et pour elle. Cette poste sera sans aucun doute moins une corvée qu'aujourd'hui, il ne s'agira sûrement plus de "travail" selon le langage capitaliste et bolchévik puisqu'il n'y aura plus autant de tâches à réaliser : 2h30 de tri intensif et 4h de vélo intensif, au minimum, par jour pour les facteurs et factrices à vélo aujourd'hui, seront, sans les courriers inutiles pour le socialisme, réduit à quelques courriers par semaine, donc quasiment plus besoin de tri et juste quelques trajets de vélo. Sans compter que d'autres travaux seront ainsi libérés et que la répartition des tâches essentielles et désirables rendra minuscule le temps de travail (qui ne sera plus un travail, j'ose le répéter) par semaine, sinon par mois pour chaque personne voulant effectivement effectuer ses tâches. D'ailleurs, la notion même de temps sera révolutionnée. Sans partir dans des délires chéper, c'est pas mon genre, le fait que l'on ait plus à compter nos heures nous fera voir la vie et le temps différemment. Car après tout, à quoi nous sert le temps aujourd'hui, si ce n'est nous régler aux horaires de travail ?

 

On peut espérer un monde sans travail, sans état, sans argent et donc sans service publique. Cela, c'est le communisme, ou l'anarchisme, ou le socialisme, appelez cela comme il vous convient, mais ce projet n'a rien à voir à voir avec le "communisme" étatiste/"sarkoziste" (j'ai bien entendu des personnes, se revendiquant communistes et "inspirées" par friot, théoriser que, si on veut gagner plus il faudra travailler plus...) et c'est encore avec la capitalisme que l'on s'émancipera des mécanismes nécessaires à celui-ci : le travail, le temps assujetti à l'économie, l'état etc.

 

Moi, j'appelle ça l'Anarchisme. Alors...

 

Vive l'Anarchie !

 

 

 

1 La fameuse "alternative libertaire" que l'UCL, l'ex-AL, ne semble pas assumer complètement avec sa campagne pour la semaine de 30H, qui consisterait en la permission de rentrer une heure plus tôt chez soit après avoir trimé à l'usine ou ailleurs... tout en augmentant le nombre de personnes trimant dans ces lieux de cauchemar. Le slogan "travail pour tout le monde !" (caviar pour les autres ?) est d'ailleurs assez révélateur : non content de nier l'impossibilité du plein emploi, l'UCL se retrouve à faire du travail une revendication, alors que c'est son abolition qui doit nous guider, lorsqu'on est une Union Communiste-Libertaire.

Toutefois, il ne faut pas être mauvaise langue pour autant : ce type de "programme" pourrait pousser à obtenir des avancées sociales, mineures - du moins si elles aboutissent à un réel succès, même mitigé - et à une réflexion, puisque 30h d'exploitation par jour est toujours vu comme une revendication radicale et est toujours mieux que 35. Si l'autogestion, dans une société capitaliste, ne consiste qu'en l'auto-exploitation de la classe ouvrière, elle peut toujours pousser à la réflexion sur la possibilité de se passer de l'état et du capitalisme; d'où le fait de parler "d'alternative". La critique du travail elle-même et, chose plus surprenante, du capitalisme en général, est peut médiatisée par cette organisation libertaire. On peut avoir en tête ces limites sans renier la volonté d'obtenir des avancées sociales en attendant une révolution, sans être gauchiste et ne rien faire.

Voir ces réflexions dans l'article précédent : "ni 35, ni 30, plutôt zéro heure"

2Citation trouvée dans : Zakharova Larissa, « « Le socialisme sans poste, télégraphe et machine est un mot vide de sens. » Les bolcheviks en quête d'outils de communication (1917-1923) », Revue historique, 2011/4 (n° 660), p. 853-873. DOI : 10.3917/rhis.114.0853. URL : https://www.cairn.info/revue-historique-2011-4-page-853.htm

Tag(s) : #anti-travail, #théorie
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